Sunday in Kyoto
À l’inverse de ce qu’un rapide regard pourrait donner à percevoir des œuvres de Hippolyte Hentgen – disons leur virtuosité –, ce qui frappe, lorsqu’on les examine attentivement, c’est leur ambition : une singulière utopie visuelle, fondée sur un désir de partage d’images précieusement collectées. Les sources graphiques, venues pour la plupart de la culture dite populaire (cartoon, dessins d’humour, motifs abstractisants de tissus ou de papiers peints, documents de vulgarisation scientifique, cartes postales illustrées), ont une vertu performative assurément exploitées avec brio par Hippolyte Hentgen, mais leur entreprise apparaît d’une autre nature que le collage, le photomontage ou le détournement tels qu’ils ont été abondamment pratiqués depuis plus d’un siècle. Ce a quoi nous assistons avec Hippolyte Hentgen ressemble davantage à une sorte de créolisation des images, comme on le dit d’une langue. Précisons : s’il n’y a pas de créolisation sans langue de départ, laquelle au contact d’une autre ou de plusieurs autres se métamorphose, aucun des éléments qui la constitue finalement ne s’impose. Ce que corrobore Édouard Glissant, le grand théoricien de la créolité : « la créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être “équivalents en valeur” pour que cette créolisation s’effectue réellement. » Dans le cas de Hippolyte Hentgen, la langue de départ c’est le dessin, nourri visuellement d’autres dessins, d’autres images, d’autres références, chacun chargé d’une qualité plastique propre mais aussi d’un signifiant qu’ils ne perdent pas à son contact. Glissant dit de la créolisation appliqué à l’art que « c’est un métissage […] qui produit de l’inattendu. Il parle aussi de « poétique de la relation ». Celle-ci participe de fait moins de l’appropriation (assimilable à un vol) ou du recyclage (utilitairement récupérateur) que de l’échange généreux, chaque élément imprégnant l’autre sans logique apparente sinon celle de l’entrelacement visuel, voire de résonances mystérieuses, à lire comme la métaphore d’une parfaite égalité entre les imaginaires convoqués et la mémoire qu’ils portent. En d’autres termes, il s’agit davantage de pollinisation que de mixage post-moderne ou de montage. Mais la dimension transformatrice du matériau premier (le cartoon, les motifs abstractisants, etc.) par le dessin, participe aussi de sa fonction critique. Car il s’agit bien de cela : de dessin. Et plus précisément d’alchimie du dessin, comme il en est du verbe. Oui, du verbe, celui de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires… » Désuétude parfois des sources de Hippolyte Hentgen ? Disons plutôt transhistoricité. Fécondation du passé dans le présent. Glissement du connu, du repéré, vers l’impensé, l’inconnu, l’étrange. Le dessin inclut assurément cette potentialité. Terra Incognita ? Pas tout à fait pourtant : car, retour d’un séjour à la Villa Kujoyama de Kyoto, le Japon est là, dans la série d’œuvres présentées à la galerie Semiose, épicentre autour duquel tournent comme une toupie des territoires plus indéfinissables.
Il est inscrit dans ses signes. Si Roland Barthes a pu noter, ravi pour lui-même de ce constat, que leur signifié échappe pour une large part à l’œil occidental, il n’en est pas moins tombé sous leur charme comme la plupart des voyageurs émerveillés par maints détails, réinventant plus ce qu’il a vu ou lu que témoignant d’une réalité culturelle informée. Hippolyte Hentgen, puisant dans l’imagerie japonaise, rêve de métissages déviants, de polyphonies inédites, d’audaces associatives, échappant de fait aux signifiants univoques ou aux interprétations réductrices. Le collectage s’ouvre à de nouvelles figurations populaires, invitant le regardeur à la dérive mentale. La chose, se demandera-t-on non sans raison, n’était-elle pas déjà présente à la fin du XIXè siècle lorsque les Impressionnistes découvraient les estampes, tissus, éventails, paravents, et autres jardins japonais ? Ce serait mal comprendre la démarche d’Hippolyte Hentgen que de lui faire ce procès. Celle-ci se situe du côté du dessin, fondée sur une quête de simplicité inventive dans l’espace du tableau, comme celle, du reste, des Impressionnistes, considérée à tort comme exotique. Du dessin pour lui-même. Là réside, répétons-le, la « langue » de départ d’Hippolyte Hentgen, davantage que dans le signe japonais, celui-ci serait-il dominant. Rien d’étonnant pourtant à ce que subsiste – au contraire d’un Barthes nourrissant le fantasme d’un « vide artificiel » – l’imaginaire des images, avec leur expressivité singulière. Il enrichit poétiquement un vocabulaire plastique déjà foisonnant. Il le créolise. Accueillant, cette fois, le Japon, ce n’est pas tant du Japon dont il est question que de la complexité, y compris graphique, du monde. L’odyssée vient de commencer.
Arnaud Labelle-Rojoux