L’artiste et le principe d’incertitude
En physique comme dans le domaine philosophique ou sportif, on parle volontiers de principe d’incertitude, tel une loi qui régirait l’imprévisible ou le risque à venir, déjouant paramètres et stratégies, et en face duquel tout événement ou issue peut arriver. Si ce principe pourrait éclairer et évoquer la posture de Jérémy Laffon en tant qu’artiste, c’est parce que sa production mêle ce jeu constant entre défis, contraintes et indétermination du résultat, contre-emplois et temporalités en suspens ou qui se diffèrent.
Par le biais d’installations, de vidéos ou de sculptures performatives, son travail participe d’un va et vient avec les notions de confection d’objet et de process, de séquences et d’espaces, d’in situ et de domestique. Entre poésie et absurde, la pratique de Jérémy Laffon se développe comme un champs d’expérience et d’expérimentations qui se formule selon la logique du protocole et de l’aléatoire, du
furtif ou de l’indiciel.
Déclinant échelles, dimensions et sérialités, renversements d’espaces et contamination des factures, les œuvres de l’artiste conjuguent ironie et dérisoire au travers de cette esthétique de l’incertain ou de l’échec, de la chute, voir du ratage. Mises au service de phénomènes d’entropie et de dégradation naturelle, les figures de vestiges ou de reliques, souvent récurrentes dans les pièces de Jérémy Laffon, entretiennent une trame qui génère l’idée de faux semblants généralisée et d’une métamorphose
immersive des apparences : à la fois, un déplacement des statuts de ce qui est donné à voir, comme du point du vue de celui qui les regarde.
A l’instar d’artistes comme Roman Signer ou Francis Alÿs, Jérémy Laffon adopte l’attitude du bricoleur amateur qui prélève dans le réel et laisse advenir le hasard et les modélisations bancales à la faveur d’une chaine de causalité qui déraille ou déraisonne. Mondes en miniatures et maquettes, à la façon d’îles univers ou de bibelots inutiles, le trivial côtoie le fake et le trompe l’oeil et manie l’amalgame décalé des représentations, à l’image de tablettes de chewing-gum, de litières ou autres
pierres de lettrés.1 Réflexion sur le rapport qu’entretient le contemporain à la fonctionnalité et l’efficacité, telle une manière d’en démontrer sa vanité, et de contribuer à un travail de sape d’une certaine conception de productivité ou de réussite, l’artiste décrit son travail et non sans humour, comme évoluer « vers une étude de la ruine, une éloge de la ruine. »2
A la façon de la fameuse et emblématique vidéo de Fischli & Weiss, Le cours des choses,3 pour son projet à la galerie Paradise, l’exposition de Jérémy Laffon, intitulée Les pépites, procède de cette logique gigogne et suit le déroulé d’actions et de situations qui se génèrent les unes entre elles, par ricochets, contrepoints et changements d’état des différents éléments réunis dans l’espace.
Rébus formel et visuel qui a pour point de départ, la rencontre de l’artiste avec des pêcheurs à aimant qui ont pour activité de loisir de draguer le fond de la Loire en quête d’épaves, les motifs et les architectures ici s’entrecroisent, se compilent et se confondent pour contrarier un certain ordre des choses. Des prises d’escalade et une fausse colonne font face à un pendule et le dessin primitif au mur d’une ondulation tracée à partir du frottement des objets dragués. Une vidéo de pêche sous-marine
prend des allures de peinture abstraite et de papier marbré sur un support oxydé devenu écran de projection.
Scénario improbable aux sources hybrides, un tas de gravats provenant d’un trou de chantier devant la vitrine devient une sculpture de gros œuvre sur socle, dans une galerie quadrillée au sol par une poudre de rouille imitant le dallage d’un palais vénitien. Avatar du damier de Lewis Caroll à la façon de la faille temporelle et citation d’un détail d’une peinture de la collection du Musée des Beaux-Arts de Nantes, ce carrelage de fortune fait entrer, en réalité, le visiteur dans la projection grandeur nature de l’arrière plan de la Vénus d’Urbin du Titien, tableau en fait lui-même déjà copie d’un autre tableau. Cluedo et leurre plastique qui présente à la fois, les traces, les ressorts et l’envers du décor, l’exposition de Jérémy Laffon tient du fil rouge qui lie et saborde dans le même temps, les interprétations du spectateur. Entre le circuit court et une économie circulaire de moyens, au delà de la geste écologique, Les pépites de Jérémy Laffon interroge les notions de contextes et de banalité d’un certain quotidien,
tout en brouillant les pistes et en déjouant les lois de l’exposition.
Frédéric Emprou
1 En Chine, les pierres de lettré (ou « gongshi ») sont des morceaux de roches pris dans la nature que les lettrés (les hommes érudits poètes ou peintres) posaient ensuite sur leur table pour leur donner l’inspiration, imaginer des vallées, des grottes.
2 Entretien avec Natacha Pugnet, Le laboratoire des économies improductives, in La mélancolie du pongiste, éditions P, 2014.
3 Datant de 1987, la vidéo Der Lauf Der Dinge fonctionne comme un un faux plan séquence de 28 minutes qui tente de suivre, filmé à l’épaule, une suite de réactions en chaîne sur une réalité physico-chimique, causes et effets confondus dans une interprétation des lois de la thermodynamique, faite de suspense et du mouvement des choses.