La Strucque
« Oui ? » semblait interroger la Fée Béa aperçue de biais sur la photographie trouvée dans le désordre du monde. On avait dû ici inventer les mécanismes permettant de réaliser ce lieu suspendu consacré à la Musique des Plantes. Fée Béa, on s’en doutait d’emblée à voir son sourire se dessiner ainsi, gardait secrets les plans de ce repêchage sonore. Au-dessus de sa tête, on devinait une inclinaison désinvolte des sols, de savantes charnières, un système précis d’écoulement des eaux, tout un répertoire de formes réunies sous la bannière d’un paganisme moderne, amateur et éclairé, faisant appel au bon sens comme au vertige, une délicatesse exotique qui avait son poids. Fée avait toutes les raisons de donner d’elle le visage du repos, le bras derrière la nuque, l’aisselle sage, la mèche frôlée par les gouttes qui tombaient lentement pour former un environnement musical aussi fascinant que familier. La partition était aléatoire, on le comprenait, mais elle semblait suivre à la lettre une partition cachée, j’allais dire enfouie, connue des hommes oui, mais aussi des animaux, des chats, des oiseaux, des plus petits aux plus grands, escargots, limaces, pucerons qui allaient bientôt élire domicile dans cette abri de bois, de vis, de ferveur botanique. Fée souleva son verre de blanc rafraîchi. A cette heure du soir, elle méritait bien de s’abîmer le gosier, comme on disait chez les Rabelais.
Fé Michel s’activait sur la rampe, ou plutôt le premier escalier de la Structure qu’on appellera la Strucque, en hommage aux fondations étrusques comme aux souvenirs d’un stupre tout aussi fondateur. Fé Michel avait l’arrosage élégant. Muni du tuyau qui deviendra céleste, il marmonna un furieux : « Je ne redescendrai que sous le feu des projecteurs, car ceci est ma scène, mon champ, mon entreprise. Quiconque effraie mon enthousiasme est comme mon chat : il saute ! ». Vigigi, le chat chien, se trouvait à ses pieds, veilleur infatigable, prompt à faire fuir toute chose vivante qui eut l’outrecuidance d’installer son odeur dans les parages.
Un téléphone portable sonna, on n’était pas si loin du monde tout de même. C’était la Fêle Eva, aussi « frêle que fêlée » disait-on quand on évoquait son extraordinaire renaissance après un plongeon de deux étages sur un sol ennemi. « On est dimanche, ma chérie ! On est tous les jours dimanche, tu le sais, et nous pensons à toi, à l’univers, à la reconquête. Ton frère, Fol Anton, est chez sa grand-mère, Fa Mo, pour tous c’est le dernier été à la Brousse qui sera vendue à l’automne. Feu Gi est là, et il arrose son rein, le saligaud ! Les restes sont douteux , mais enfin ! ». Fée Béa avec Fêle Eva disposaient toujours de deux ou trois langueurs d’avance, le monde se plaisait à parler à leur propos de « fusion », le bon sens avait beau dos. « Quand ma fille va mal je vais mal, quand elle va bien je vais bien » assénait Fée Béa en vous regardant droit dans les deux yeux.
Fi Mi et Fi Ni avaient entre temps rejoint la Strucque. Ils avaient été témoins d’un étrange rituel animalier, irrévérent et vital, dont méfiants au départ ils se portaient désormais garants fiévreux. Un chat tigré, rien à voir avec Vigigi, avait déposé fientes le long du grillage après avoir esquissé une figure énigmatique sous nos yeux, reins cambrés pareils à la silhouette amaigrie d’un dieu égyptien vu de profil. Un voisin altier accompagné d’un lévrier à la préciosité indiscutable avait salué l’assistance avec condescendance, semblant remettre à plus tard décidément les civilités d’usage. L’altier lévrier comme son maître souhaitant sans doute se laisser admirer avait daigné baisser la tête pour tout d’abord sentir puis manger dans les règles de la dégustation la merde du Tigré. Un rire de stupéfaction avait saisi nos convives du soir, occupés à remplir leur verre, à écouter la rhapsodie du vent dans les coupelles qui se remplissaient d’une eau usée, à penser aux pestilences lâchées par l’éléphant surgi dans la ville et qui comblait les dimanches des habitants. « Une merde de chat contre celle de l’éléphant ! Et voilà M’sieur Jean/ Qui sera pas content ! » crièrent des enfants emmenés par l’ado élancé Fi Pol qui débarquait de son cours de danse des rues. Autour de la Struque, on s’affairait. Nous l’avons dit, c’était un dimanche, soir, et c’était l’été qui commençait . Des aventures allaient multiplier les angles d’attaque et de résistance mais aussi les angles amoureux fortement inaugurés la semaine précédente secouée par les ivresses d’une jolie jeune bande organisée prête à en découdre avec la Struque et ses incalculables radiations. On sirotait avec conviction, l’on s’excitait sous les échelles, on festoyait, on merdouillait, et on levait la tête, le bras derrière la nuque, et le second, dans les plis indomptés d’un pantalon ou d’une robe portée avec ostentation, oui, un goût pour le désordre du monde, l’incroyable désordre orchestré par deux voyous zélés, critiques et scato : Ferde Ka et Frère Grand.
Pierre Giquel. Sanlecque,
Le 20 août 2013